Des roses pour guérir des bombes

31/10/2022

Nous sommes en avril 1992. En France, Euro Disney ouvre son parc à Marne-la-Vallée et Bérégovoy est nommé Premier ministre de François Mitterrand. A Londres, un concert en hommage à Freddie Mercury est donné au stade de Wembley. Nous sommes en avril 1992 et des milliers de bosniens défilent dans les rues de Sarajevo pour célébrer l'indépendance de leur pays. Les troupes serbes qui encerclent la ville, postées dans les montagnes, ouvrent le feu. C'est le début du plus long siège de l'histoire moderne, qui durera près de 4 ans et dévastera la ville par les bombardements. On ne peut ignorer cette tragédie en visitant ce pays : nous accordons donc une grande partie de nos 3 jours passés à Sarajevo, à la compréhension de ces événements.

Woman of Sarajevo, 1995, Tom Stoddart

Plusieurs musées de Sarajevo sont consacrés à ce passé douloureux. Nous choisissons de commencer par le « Musée des crimes contre l'humanité » qui permet d'aborder le contexte historique dans sa globalité puisqu'il couvre l'ensemble de la guerre de Yougoslavie. Il se révèle très étriqué et vieillissant et nous peinons même à lire les textes minuscules sur les panneaux, qui sont disposés jusqu'au plafond. Nous avons, tout de même, apprécié un film frappant qui était projeté sur le siège de Sarajevo. Illustré d'images d'archives et de témoignages de civils, nous y découvrons la force et le courage de cette population. Les cours à l'école sont maintenus, des fêtes et des représentations de théâtre sont données, afin que la vie continue malgré le danger des bombes. Pourtant, les coupures en eau, électricité et chauffage rendent les conditions de vie très difficiles et les hôpitaux peinent à s'organiser : les arbres de la ville durent être coupés pour permettre de les chauffer. Redoublant d'ingéniosité, les Sarajéviens cultivent des potagers sur le moindre balcon ou coin de terre, sélectionnant les légumes aux plus forts rendements pour nourrir la ville. Dès les premières semaines, ils entreprennent de creuser au moyen de pelles et de pioches, un tunnel d'une longueur de 800m sous la piste de l'aéroport. Les entrées secrètes étaient situées dans le garage d'un immeuble et à l'intérieur d'une maison. Baptisé « tunnel de l'espoir », il servira principalement à évacuer des civils, mais aussi à acheminer des armes et munitions puis des câbles électriques et un pipeline pour le carburant. Au total, le siège fit près de 12000 victimes dont 5500 civils, mais le film montre que les habitants n'ont cessé de résister, avec pour seules armes l'espoir et la solidarité.

Nous consacrons une autre visite à la Galerie « 11/07/95 », une exposition permanente qui rend hommage aux victimes du massacre commis dans la ville de Srebrenica à l'Est du pays. Au début du 21ème siècle, une enquête internationale est ouverte pour reconnaître ces crimes comme génocide. Une superbe exposition de photos en noir et blanc retrace cette période d'investigations, au cours de laquelle des exhumations et des tests ADN furent menés pour identifier les 8000 victimes bosniennes, principalement des hommes et de jeunes garçons. Un film documentaire donne la parole aux veuves de Srebrenica et nous comprenons l'important rôle que la reconnaissance de ce crime a pu jouer dans leur deuil.

A la sortie des musées, ce sont les rues de Sarajevo qui deviennent musée à ciel ouvert. Le poids du souvenir de la guerre est partout : dans les artères principales aux façades criblées d'impacts de balles, dans les ruines qui jonchent les hauteurs de la ville... Nous constatons l'acharnement à tout détruire, en visant sans distinction les habitations, hôpitaux ou écoles. En moyenne, 330 obus s'abattaient sur la ville chaque jour et chaque bâtiment fut touché au moins une fois. Nous admirons la philosophie des Sarajéviens, qui plutôt que d'effacer les traces d'obus meurtriers dans le bitume, décidèrent de les combler de cire rouge pour rendre hommage aux victimes. Elles devinrent ainsi « Les roses de Sarajevo ».

Bien sûr, ces visites sont très difficiles émotionnellement. Nous sommes exposés à des photos et des témoignages glaçants, évoquant les atrocités subies par cette population. Tout est livré sans édulcorant : la séparation des parents et de leurs enfants, les camps de concentration, les viols. Mais, cela fait aussi partie de notre devoir de mémoire de recevoir ces faits tels qu'ils sont et de les accepter. Le plus atroce à digérer est sans doute le contexte temporel de ces événements. Sur les photos d'archives, les enfants portent des baskets Nike et l'on peut distinguer dans le fond des panneaux publicitaires Coca-Cola. 1992 : cela nous semble être hier et c'est aussi le lendemain des 2 grandes guerres mondiales. Mais ici, ce n'est pas la guerre que nous étudions dans des manuels d'histoire. C'est la violence humaine qui se répète et c'est là le vrai drame de cette guerre.

On nous enseigne que le rôle de l'Histoire est d'apprendre de ses erreurs. Alors, comment accepter que toute cette violence ait pu de nouveau trouver sa place dans une Europe moderne ? Forcément, nos réflexions nous amènent à faire un parallèle avec la situation en Ukraine. Il est bien triste de réaliser qu'à l'époque, les enjeux économiques et politiques avaient freiné l'intervention militaire des voisins Européens, au-delà d'une aide humanitaire apportée par l'ONU. Il faudra attendre une action américaine via l'OTAN pour qu'un cessez-le-feu soit déclaré en octobre 1995.

Sarajevo est une ville qui pousse à réfléchir, mais elle est loin d'être une ville triste. Nous avons adoré nous promener dans son vieux quartier Baščaršija, héritage de l'époque ottomane. Gazi Husref Bey, l'un des gouverneurs de la Bosnie, y fit construire un ensemble d'édifices qui devinrent le cœur de la ville : la plus grande mosquée du pays, la tour de l'horloge lunaire, une medersa (école coranique), un couvent de derviches, un grand hammam et des marchés couverts. 

Nous visitons la mosquée et la medersa, et grimpons jusqu'au Bastion jaune dominant la ville et ses cimetières fleuris de roses. Transportés en Orient, nous parcourons les petites ruelles animées du bazar avec ses boutiques de chaudronniers, et profitons des terrasses pour nous initier au café bosnien. Celui-ci est servi dans une džezva en cuivre et accompagné d'un rahatluk (loukoum) ou de baklava (une pâtisserie feuilletée aux pistaches et aux amandes - une tuerie). Il est semblable au café turc, mais s'en distingue par la méthode de préparation : ici, l'eau n'est pas chauffée directement avec le sucre. Les rues sont animées d'une ambiance légère : les plus jeunes Sarajéviens semblent particulièrement apprécier de se retrouver autour de cafés ou de narguilés en terrasse, tandis que les plus anciens disputent des parties d'échecs sur la place de la Libération.

Souvent surnommée "La petite Jerusalem" ou "Jerusalem d'Europe", Sarajevo accueille au sein de son plus ancien quartier, plusieurs mosquées, des églises catholiques ou orthodoxes et une synagogue. Elle nous offre un beau modèle d'ouverture et de tolérance, l'illustration même de sa volonté de guérir des blessures profondes de son passé